Peut-être que la nécessité d’écrire est née avec violence en moi ce jour mémorable de ma 12e année où mon plaisir de jouer, ce plaisir d’enfant que je croyais éternel, m’a quittée brutalement. Je me suis retrouvée du jour au lendemain vide comme un appartement débarrassé de ses meubles lors d’un déménagement. Hier encore je jouais avec mon frère et aujourd’hui plus rien. Ce jour-là, mon père a remarqué mes sourcils froncés et le pli du souci sur mon front lisse de petite fille.
Avec mon frère, de deux ans mon cadet, nous jouions ensemble tous les jours. Nous jouions aux bonhommes sur la moquette douce de sa chambre qui était plus grande que la mienne et dont une porte-fenêtre donnait sur un balcon. Nous possédions une série de boîtes à chaussures contenant des bonshommes de la marque Fisher Price. Ces bonhommes (prononcer bo-nom) n’avaient pas de membres, juste un tronc surmonté d’une tête, qu’on pouvait emboîter – ça s’emboîtait tout seul – dans les chaises, fauteuils, moto, voiture et autres objets miniatures conçus pour eux. Il y avait les « papa », des bonhommes vert foncé, les « mamans », blondes et bleues. Il y avait plein d’enfants : les « Sophie » étaient des petites filles bleues (nous avions plusieurs exemplaires de certains bonhommes), Paul était jaune avec une casquette orange. Des petites « Anna » vertes, des petits « Peter » orange-rouille, et même un bébé chauve et blanc avec une bavette jaune et un seul cheveu sur son crâne, c’était « Croll » (j’ai un doute sur l’orthographe). Et pour les faire vivre nous avions une maison, une école et une caravane. Et aussi un restaurant en Lego et les petits animaux en plastique pour servir de repas, il fallait bien nourrir tout ce monde-là.
C’était merveilleux. Je me souviens encore de la texture des heures passées à jouer à cette époque. Tous les matins, ma mère nous réveillait, nous houspillait, vite, vite, habillez-vous, vous allez être en retard à l’école ! Moi je me précipitais, fébrile et vibrionnante, dans la chambre de mon frère. Fallait-il les habiller ? Croll avait-il fait une bêtise et la maman devait-elle le punir ? La famille allait-elle partir en vacances ? Quel délicieux empressement, quel bonheur, quel appétit de vivre ! Même s’il ne nous restait que cinq minutes avant de partir à l’école, nous jouions cinq minutes, c’était mieux que rien.
J’avais cette faculté, qu’ont tous les enfants, à m’absorber toute entière dans l’imitation de la vie avec mes jouets, sans me juger, sans penser que je perdais mon temps, sans douter une seconde de l’intérêt de cette activité. Notre espace de jeux d’enfants était parfaitement intact et joyeux, séparé du monde pesant des adultes. J’ai ce précieux souvenir d’un espace disponible où je pouvais créer mon monde, peuplé de petites vies insufflées dans ces jouets, qui me semblaient aussi réelles que les êtres humains de chair.
Et puis un jour tout s’est arrêté. Tout était fini, je n’éprouvais plus l’envie de me précipiter dans la chambre de mon frère pour jouer aux bonhommes. Plus de fièvre, pas le plus petit empressement, le calme plat dans mon cœur. Et le vide.
Mon père se souvient lui aussi de ce fameux jour, alors qu’il a quatre-vingt-six ans aujourd’hui. Il m’a dit : « Tu avais l’air tracassé, tu déambulais dans l’appartement et je t’ai demandé ce qui n’allait pas. Tu m’as répondu que tu n’avais plus envie de jouer et alors je t’ai consolée en disant que ce n’était pas grave, qu’il ne fallait pas t’en faire. » Mais c’était grave !
Mon enfance ne s’est donc pas dissipée comme un brouillard, pour faire place à l’adolescence. Le jeu m’a bel et bien quitté du jour au lendemain. L’écriture a-t-elle joué un rôle dans cette histoire ? Je pense que si je n’avais pas perdu la joie de jouer, je n’écrirais pas. Autrement dit, j’écris pour la retrouver. Parfois c’est ça. Ça dépend des jours et des périodes de ma vie.
Je me souviens très bien de mon premier roman inachevé que je tapais sur ma machine à écrire orange à l’âge de 12 ans, le mercredi après-midi avec une amie. Nous imitions la Comtesse de Ségur, en inscrivant au milieu de la page le nom du personnage qui parle et en dessous, ce qu’il dit.
A l’adolescence, je remplissais des cahiers et des cahiers de tout ce qui me traversaient la tête (je pratiquais les pages du matin sans le savoir, une sorte de journal intime plutôt trash). Écrire à cette époque, ce n’était plus du tout pour jouer, c’était pour me défouler. A chaque fois que j’étais trop en colère, l’écriture m’a sauvé la vie, elle m’a donnée de l’oxygène dans une ambiance familiale étouffante. J’écrivais tout ce qui débordait, dans le désordre. L’écriture était un exutoire nécessaire, le seul lieu où je pouvais me déverser sans être jugée ou contredite. Le seul espace libre de toute censure : des phrases criées sur le papier, j’insultais, je vomissais, expulsant encore et encore, crachant, suintant ma révolte.
Vers l’âge de 18 ans, j’ai commencé une histoire que j’ai reprise à 25 ans avec l’aide d’une écrivaine avec qui je prenais des cours individuels. Aujourd’hui je vois que ce récit inspiré du Petit Prince de Saint-Exupéry s’inscrivait dans la tentative d’exprimer les sentiments forts qui me paralysaient, que je gardais en moi parce que j’avais peur d’être rejetée. En même temps que je m’exprimais sur le papier, je m’inventais un monde enchanteur où tous mes problèmes étaient résolus.
Et vous ? Pourquoi écrivez-vous ?
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